III

« Je sais ! Et si nous comptions les orteils de Boule de Neige ? » Angeline de Halmac attira son petit chien dans son giron et entreprit de dénombrer ses orteils de bon à rien. Enfin, elle n’était pas tout à fait certaine qu’on les appelle orteils, mais de toute manière, elle se mit à les compter. « Un orteil, deux orteils, trois orteils... »

Boule de Neige réagit à ce traitement avec une indignation certaine, mais sans faire aucun effort pour tenter de se dégager. Là, au cœur du campement militaire d’Izgard, une maîtresse et son bon à rien de chien n’avaient pas grand-chose d’autre à faire.

Ils ne pouvaient pas quitter la tente. Gerta affirmait que la seule vue des cheveux blonds d’Angeline suffirait à mettre les hommes en émoi. Elle était la seule femme du camp, voyez-vous. Excepté Gerta, quelques cuisinières âgées et une ou deux pique-assiette, naturellement. Gerta elle-même prétendait qu’elle ne comptait plus comme une femme ; selon elle, tous les hommes souffraient de ce qu’elle appelait la « cécité aux vieilles peaux », manière de dire qu’ils ne remarquaient plus les femmes au-dessus d’un certain âge. Angeline trouvait cette affection plutôt singulière et se demandait s’il existait un remède.

Quoi qu’il en soit, ils voyaient Angeline. Et, reine ou non, tout le monde lui répétait qu’il était préférable qu’elle ne sorte pas.

Ce qui, songeait Angeline avec amertume, lui servirait de leçon. Après tout, c’était son envie de se retrouver dehors qui l’avait placée dans cette situation désastreuse. Dehors. Dehors. Angeline pouvait presque entendre Gerta gronder que c’était bien fait, voilà ce qui arrivait aux menteuses éhontées qui intriguaient pour se retrouver dehors.

Fronçant les sourcils, Angeline chassa Boule de Neige de ses genoux. Son père avait horreur des menteurs. Elle se rappelait encore le jour où il avait découvert que son trésorier trafiquait les comptes du domaine. « Cet homme est un abominable menteur, avait-il déclaré. Qu’on l’attache et qu’on le fouette jusqu’au sang. »

Angeline frissonna. Elle aussi était une menteuse désormais.

Boule de Neige, s’étant remis de l’outrage qui avait consisté à le pousser par terre, vint s’asseoir aux pieds de sa maîtresse. La queue basse, il la fixa avec ses grands yeux et, voyant qu’Angeline l’ignorait, roula sur le dos et se mit à gémir.

Boule de Neige est là ! Boule de Neige est là !

Angeline ne put s’empêcher de rire. Son chien devinait toujours quand elle avait besoin de réconfort.

En se penchant pour le caresser, elle sentit un spasme lui vriller le flanc. Elle leva le visage vers le ciel et s’enfonça les ongles dans ses paumes. Elle ne devait pas crier ; surtout pas. Gerta se trouvait dans la pièce voisine, séparée d’elle par une simple tenture pas plus épaisse que l’oreille de Boule de Neige, et le plus léger bruit lui parviendrait comme un cri de guerre. La tente d’Izgard était loin de valoir la forteresse de Sern pour ce qui était d’étouffer les sons. Parfois, la nuit, Angeline pouvait même entendre sa suivante lâcher un vent !

Angeline porta la main à ses côtes et entreprit de masser sa chair meurtrie. Izgard s’était montré brutal la nuit dernière.

Ne voulant plus repenser à cela, Angeline tapota le banc à l’adresse de son chien. « Tu as faim, Boule de Neige ? s’enquit-elle, subitement mise en appétit. Et si je nous demandais à dîner ? »

La réponse de Boule de Neige ne faisait aucun mystère. Les bons à rien de chiens étaient constamment affamés. C’était la principale raison qui les poussait à commettre tant de bêtises.

Bondissant sur ses pattes, Boule de Neige agita frénétiquement la queue.

Boule de Neige a faim ! Boule de Neige a faim !

« Gerta, appela Angeline. Gerta ! »

C’était Gerta qui contrôlait désormais la nourriture dans la tente d’Izgard. Les aliments froids tels que le fromage, les fruits, les saucisses fumées, le pain, le beurre et les pâtés étaient sous clef dans un grand coffre dont ils ne sortaient qu’au fur et à mesure des besoins. Coupée de son environnement familier et faute de servantes à tyranniser, Gerta avait besoin d’avoir la haute main sur quelque chose. D’ordinaire, Angeline n’y aurait pas prêté attention, mais ces temps-ci elle dévorait beaucoup. Et devoir quémander sa nourriture auprès de Gerta chaque fois qu’une envie de grignoter la prenait commençait à l’agacer.

« Oui, ma dame ? » La grosse tête de Gerta émergea dans l’entrebâillement de la cloison. « Désirez-vous votre lait chaud ?

— Pas mon lait, non. J’ai... » Angeline baissa les yeux sur Boule de Neige. « Boule de Neige a faim. Il lui faut son dîner. » Elle avait déjà réclamé à manger deux fois, ce jour-là. Une troisième risquait d’éveiller les soupçons. Après tout, Gerta était une vieille domestique et Angeline savait qu’on leur apprenait à guetter les signes.

« Ce chien n’obtiendra rien de moi ! » Gerta s’avança à grands pas dans la chambre d’Angeline. Malgré l’heure tardive, elle était équipée comme pour partir en guerre : pince à épiler, ciseaux, brosses – de trois sortes –, crochets et fers à friser se balançaient à sa ceinture. Elle n’avait pas d’épingles dans la bouche, cependant ; Angeline supposa qu’elle avait dû les cracher quelque part.

Angeline ouvrit des yeux aussi grands que ceux de Boule de Neige et s’efforça de ne pas penser au sort qui guettait les menteuses éhontées. « Je t’en prie, Gerta. Rien qu’un peu de poulet et une saucisse. Boule de Neige est si triste qu’on lui interdise de sortir ; peut-être que manger un peu lui rendrait sa gaieté ? » En disant cela, Angeline chatouilla le ventre de son chien avec le bout du pied.

Comprenant aussitôt ce qu’on attendait de lui, ce bon à rien poussa un jappement plaintif.

Même Gerta ne put résister à ces deux paires de grands yeux bleus implorants. Tournant les talons, elle repartit là d’où elle était venue en marmonnant des propos indistincts.

Angeline n’était pas fière d’elle. Elle détestait mentir à Gerta. Sa suivante l’aimait, au fond, et Angeline l’aimait en retour. Hélas, son petit mensonge initial avait totalement échappé à son contrôle. D’autres s’engendraient tout autour de lui, comme des champignons autour d’un arbre. Ces jours-ci, elle semblait incapable d’ouvrir la bouche sans rallonger la liste de ses péchés. Les mensonges concernant sa santé, ses raisons de vouloir lacer ses robes moins serrées que d’habitude ou la fréquence inhabituelle de ses nausées se bousculaient si fréquemment sur sa langue qu’ils commençaient à prendre des accents de vérité. Et voilà qu’elle s’abritait derrière Boule de Neige pour quémander de la nourriture.

Grattouillant son chien sous le menton, Angeline soupira. Si seulement elle avait été intelligente, comme les autres femmes, elle aurait trouvé un moyen de se sortir de ce mauvais pas.

Qu’Izgard lui ait à peine accordé un regard depuis son arrivée au camp n’arrangeait rien. Son époux n’était plus le même. Il était devenu froid. Son regard était atone. Quand on n’y regardait pas de trop près, toutefois, car alors on y distinguait autre chose ; comme si ses prunelles étaient bordées de barbillons.

Il ne manifestait aucun intérêt pour elle – aucun intérêt matrimonial, en tout cas. Il ne songeait qu’à la guerre. Il passait ses journées à chevaucher parmi ses hommes et ses nuits à s’enfermer avec ses cartes, ses seigneurs de guerre et son scribe. Gerta prétendait que l’armée garizonne progressait bien et n’avait pas encore rencontré de résistance organisée. Ils enlevaient chaque ville qu’ils approchaient, et le campement se déplaçait désormais au nord-ouest sur une base quasi quotidienne. Angeline s’enveloppait de manteaux et de voiles pendant chaque trajet.

Parfois, elle avait le sentiment qu’Izgard ne la faisait chercher qu’afin de sauvegarder les apparences, comme la nuit dernière. Il n’avait pas la moindre envie de l’embrasser, et quand elle l’avait touché, il l’avait repoussée. Ce qui s’était produit ensuite était entièrement sa faute. Une femme intelligente aurait su où s’arrêter. Angeline secoua la tête. Pas elle ; elle avait cru que, en se rapprochant suffisamment de lui, elle lui ferait oublier ses cartes et parchemins et l’amènerait à se comporter comme autrefois, avant d’acquérir la couronne. Elle se trompait, cependant.

Angeline porta la main à son flanc et grimaça en palpant sa chair meurtrie. Elle n’aurait pu se tromper davantage.

Le problème était qu’elle devait insister. Son seul espoir de salut consistait à feindre d’être tombée enceinte au camp. Elle pourrait ainsi avouer son état, confesser ouvertement ses nausées, ses douleurs et ses rougissements, et renoncer à ses mensonges en cascade. Si ce n’est qu’Izgard ne la touchait plus et que, si Gerta n’avait pas déjà deviné, son nez de vieille suivante ne tarderait pas à flairer la vérité.

De son flanc, la main d’Angeline glissa sur son ventre. Elle avait beau ne rien sentir, elle devinait la présence de son enfant. « Une femme sait ce genre de choses », avait déclaré Gerta un jour, et elle avait raison. Angeline savait. Elle savait, en raison de l’amour qu’elle éprouvait.

C’était comme la première fois qu’elle avait vu Boule de Neige, mais plus fort. Son cœur se serrait rien qu’à y penser. Elle voulait cet enfant, et chaque jour qui passait, elle le voulait un peu plus. Quand Izgard l’avait repoussée contre la table la veille au soir, elle avait failli répliquer. Pendant une minute ou deux, elle s’était trouvée dans une telle colère qu’elle avait oublié toutes les mises en garde de Gerta concernant la façon d’affronter son époux. Elle ne songeait plus qu’à lui faire mal pour l’avoir brutalisée. Poings serrés, elle s’était relevée d’un bond et avait bien failli le frapper.

Un seul regard de ces yeux gris sans éclat avait suffi à l’en dissuader. Angeline avait cru discerner quelque chose de sinistre dans cette atonie. Une chose qui lui faisait peur. Provoqué, Izgard risquait de commettre bien pire que la repousser. Cela se lisait dans son regard.

Sentant sa lèvre trembler, Angeline la mordit avant de laisser échapper un son. Si seulement son père avait pu être là ! Son père aurait tout arrangé.

Le père d’Angeline adorait les nourrissons. Il ne manquait jamais de les embrasser ou de leur caresser la tête. Parfois, il les soulevait dans ses grosses mains calleuses pour les lui montrer. « Regarde, Angeline, s’écriait-il. Tu en auras une aussi mignonne, un jour. Une adorable petite-fille que ton vieux père pourra cajoler. »

Angeline, qui continuait à se mordre la lèvre, secoua lentement la tête. Son père n’aurait jamais admis qu’Izgard la bouscule. Il l’aurait ramenée à Castel Halmac et choyée jusqu’à la naissance de son petit-fils. Angeline tapa du pied sur le tapis de la tente. Et ensuite, il l’aurait choyée encore plus.

« Tenez, ma dame, dit Gerta en revenant dans la pièce avec un plateau. J’ai trouvé quelques pilons et de la peau de poulet. C’est plus que suffisant pour ce bon à rien de chien.

— Oh. » Angeline prit une expression abattue. Elle avait espéré des saucisses et du blanc de poulet. Toutefois, se rappelant que la nourriture était en principe destinée à Boule de Neige, elle se força à hocher la tête. « Merci, Gerta. Tu peux te retirer. »

Gerta écarquilla les yeux. Angeline ne la congédiait jamais. « Me retirer ?

— Oui, laisse-moi. Je m’occuperai de ma toilette toute seule ce soir.

— Mais ma dame, vos cheveux...

— Laisse-moi, Gerta ! » Angeline fit de son mieux pour reproduire le ton de voix qu’employait Gerta pour aboyer des ordres aux domestiques de la forteresse de Sern. Cela parut fonctionner, car Gerta pinça les lèvres et baissa le front en un simulacre d’acquiescement.

« Bien, ma dame », dit-elle. Après avoir glissé le plateau sur un coffre voisin, Gerta écarta le pan de la cloison de la tente et passa dans sa propre chambre avec un reniflement indigné. En l’entendant, Angeline faillit céder et la rappeler. Elle détestait donner des ordres. Elle semblait incapable de s’y prendre correctement.

« Tiens, Boule de Neige, lança-t-elle en se levant vers le plateau. À manger pour toi et moi. »

Les pilons étaient maigres et luisants de graisse, mais Angeline les déchiqueta à belles dents. Son appétit la surprenait elle-même ces derniers temps ; elle était sûre que les dames de la cour à Veizach ne se seraient jamais abaissées à ronger des os. Boule de Neige se contenta docilement de sa peau de poulet, bien qu’il sache qu’il y avait de la viande. Lorsque Angeline en eut fini avec les os, elle les agita devant la truffe de Boule de Neige, le faisant sauter, rouler et courir après eux. Boule de Neige se prêta au jeu un moment, puis partit bouder dans un coin à sa façon canine. Mais Angeline ne fut pas dupe. Ce n’était qu’un autre de ses tours de bon à rien.

Après un moment passé ainsi à jouer, ronger des os, se faire gratter le ventre et se reposer, on perçut un bruit dans la portion de tente adjacente. Angeline retint son souffle et attendit que le bruit se reproduise. Ce qu’il fit. Bien ! C’était Gerta qui ronflait. Sa vieille suivante dormait profondément.

« Reste ici, Boule de Neige, chuchota Angeline à son chien en attrapant son manteau au crochet près de l’entrée. Je reviens tout de suite. Je vais juste rendre une petite visite à Ederius. »

Boule de Neige était couché, les quatre pattes en l’air, sur son coussin, trop gavé d’os de poulet pour émettre la moindre protestation. Angeline tapota sa tête de bon à rien et s’échappa dans la nuit.

Le campement sentait le feu de bois et l’écurie. Angeline dut retenir son capuchon d’une main dans la brise légère, tandis que le sol boueux l’obligeait à choisir soigneusement où elle posait le pied. Les deux gardes postés à l’entrée de la tente se redressèrent au garde-à-vous sur son passage. Enhardie par le fait qu’elle ne reconnaissait ni l’un ni l’autre, Angeline leur adressa un léger hochement de tête. Elle trouvait toujours plus facile de se comporter en reine devant des inconnus.

La fraîcheur du soir la laissa indifférente. Née en Halmac où elle avait grandi, elle avait connu bien pire. Son père disait toujours que, dans tout le Garizon, il n’y avait pas d’hivers qui puissent rivaliser avec ceux du Halmac en matière de gel et de neige fondue. Une fois, alors qu’elle était encore enfant, Angeline s’était réfugiée en larmes auprès de son père parce qu’il neigeait depuis des semaines et qu’elle ne supportait plus le froid et l’ennui. « Soyons reconnaissants envers la neige, Angeline, lui avait-il dit. Elle nous enseigne chaque jour à être forts. C’est à elle que nous devons l’acier dans nos os. »

Angeline fronça les sourcils en s’enfonçant à travers le camp. Elle n’avait pas l’impression d’avoir des os d’acier en cet instant.

La tente de commandement était brillamment éclairée. Une douzaine d’ombres distinctes dansaient sur la toile, et bien qu’Angeline ne parvienne pas à identifier laquelle correspondait à Izgard, elle ne doutait pas qu’il soit présent.

Elle se faufila dans l’ombre afin de contourner les sentinelles autour de la tente de commandement et se dirigea vers la partie du camp la moins animée où les chirurgiens, les prêtres et les aides plantaient leurs tentes. Celle d’Ederius faisait partie du lot. Angeline la repéra immédiatement, car c’était la seule encore éclairée. Izgard ne ménageait pas son scribe ces derniers temps. Parfois, Ederius esquissait même des motifs sur son calepin en chevauchant.

« Ederius ! C’est moi – Angeline. » À peine eut-elle soufflé ces mots qu’Angeline se glissait dans la tente. Elle ne voulait pas courir le risque qu’on l’aperçoive en train de rôder à l’extérieur.

Ederius leva la tête de son livre quand elle entra. « Ma dame ? » Le scribe semblait plus surpris que fâché. Ses cheveux gris donnaient l’impression qu’il avait dormi dessus, sans les brosser ensuite. Une mauvaise odeur flottait dans sa tente et des livres, des rouleaux de parchemins et des pots de peinture jonchaient le sol.

Angeline repoussa son capuchon en arrière. « Je suis venue prendre de vos nouvelles, dit-elle, invoquant l’image de Gerta en train de gourmander les filles de cuisine pour s’efforcer de prendre une voix autoritaire.

— Il faut partir, ma dame. » Ederius coula un regard en direction de l’ouverture de la tente. « Sur-le-champ. Ce ne serait pas convenable que vous...

— Chut, l’interrompit Angeline. Je suis là pour voir comment vous allez, et je ne m’en irai pas avant que vous me l’ayez dit. »

Passablement satisfaite de la manière dont elle avait dit cela, elle gagna le centre de la tente et s’assit sur le plus gros des coffres d’Ederius. En bois de citronnier lourdement verni, le meuble était si lisse qu’elle sentit ses fesses glisser en s’installant sur le couvercle.

« Alors, Ederius, comment vous sentez-vous ? Vous êtes affreusement pâle.

— Je me porte bien, ma dame. Très bien. »

Angeline en doutait. « Izgard vous fait travailler dur, n’est-ce pas ? »

Ederius, comme s’il se résignait au fait qu’elle ne partirait pas avant d’avoir obtenu des réponses, repoussa son livre sur le côté. « Je suis aux ordres de mon roi, ma dame.

— Et il vous ordonne de lire après minuit passé ? »

Ederius fit mine d’acquiescer, marqua une pause, puis secoua la tête. « C’est par choix que je travaille aussi tard, ma dame. Il y a certaines choses que je dois étudier.

— Comme vos motifs ?

— Oui, ce genre de choses. »

Angeline fronça les sourcils. Ederius avait vraiment l’air malade. Cela s’entendait dans sa voix, également. Comme son père l’année qui avait précédé sa mort. Elle tendit le bras pour caresser la joue du scribe. Ce dernier tressaillit.

Réalisant ce qu’il venait de faire, il secoua la tête avec douceur. « Pardonnez-moi, ma dame. Mes nerfs ne sont plus ce qu’ils étaient. »

Angeline avait vu des chiens tressaillir ainsi. Des chiens battus par le grand veneur de son père pour avoir manqué de courage ou mal agi. Les mots s’échappèrent de sa bouche sans qu’elle ait le temps de réfléchir : « Izgard vous frappe-t-il également ? »

Ederius la dévisagea longuement avant de répondre. Son vieux visage paraissait soucieux et affligé. « Ma dame, dit-il doucement, levant à demi la main au-dessus de son genou, comme s’il avait voulu la toucher mais n’osait pas, il faut me promettre de ne jamais mettre le roi en colère. Tâchez de ne rien faire qui risque de le contrarier ou de l’agiter, et s’il se fâche tout de même, courez sur l’heure vous réfugier auprès de Gerta.

— Mais...

— Promettez-le-moi. »

Angeline n’avait jamais vu Ederius aussi ferme. Il parlait comme son père, ce jour où il lui avait interdit de chevaucher au-delà des frontières de Halmac. « Il y a des brigands sur les routes, avait-il déclaré, et je refuse que ma fille favorite se risque sur des chemins dangereux. »

Malgré elle, Angeline ne put soutenir le regard du scribe. Ses yeux la piquaient. Baissant la tête, elle dit : « Je vous le promets. »

En donnant sa parole, elle sut qu’il lui serait impossible de la tenir. Personne ne pouvait savoir ce qui risquait de fâcher Izgard ces derniers temps. Le moindre mot, le moindre regard pouvait le provoquer. Mais sachant cela, Angeline fut heureuse qu’Ederius lui ait arraché cette promesse. Son père n’aurait pas réagi autrement.

Ederius se leva. « Bien. Il faut partir maintenant, ma dame. J’ai envoyé un messager au roi voilà quelques minutes, lui demandant de me retrouver dans ma tente. Il peut arriver d’un moment à l’autre.

— Mais...

— Non, Angeline. Rappelez-vous votre promesse : vous ne devez rien faire qui puisse provoquer la colère du roi. »

Angeline referma la bouche. Elle avait le sentiment d’avoir été piégée et pourtant, en regardant Ederius dans les yeux, elle sut qu’elle se trompait. « Fort bien, je vous laisse », dit-elle en se levant du coffre. Un bref instant elle envisagea de lui réclamer la même promesse qu’elle lui avait faite, mais n’en eut pas le courage.

Elle demanda plutôt : « Izgard ne va pas se fâcher contre vous, ce soir, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Ederius. Je viens de découvrir quelque chose qui devrait lui plaire immensément.

— Quoi donc ?

— Un motif qui me permet de retrouver les gens dans les ténèbres. »

Angeline frémit ; elle n’aimait pas la manière dont il avait dit les ténèbres. Rabattant le capuchon sur son visage, elle se glissa dans la nuit.

En retraversant le camp, Angeline croisa Izgard à quelques pas, mais, par miracle, il ne fit rien pour l’arrêter. Son regard était tourné vers l’intérieur, vers lui-même.

 

Izgard jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, regardant la silhouette s’éloigner dans l’obscurité du camp. En d’autres circonstances il aurait pu se retourner, rattraper la personne et lui demander ce qu’elle faisait à la nuit tombée dans cette partie du camp. Mais les petits détails avaient de moins en moins d’importance à ses yeux. Il venait de passer quatre heures en conférence avec ses seigneurs de guerre, et tout ce qui n’avait pas directement trait à la campagne et à son déroulement avait du mal à piquer son intérêt.

Repoussant le rabat de toile, Izgard pénétra dans la tente d’Ederius. Son scribe était debout, immobile dans un halo de lumière dorée ; il tenait une plume d’oie, dont les barbes bougeaient en accord avec sa main. Pendant un court instant, Izgard fut surpris de le trouver aussi frêle. Avait-il toujours été aussi pâle ? Depuis combien de temps portait-il ces cernes noirs sous les yeux ? Secouant la tête pour dissiper son malaise, Izgard lança : « Quelles nouvelles as-tu pour moi, scribe ? »

Ederius passa derrière son bureau avant de répondre. « Sire, j’ai consulté les vieux grimoires de Gamberon et j’ai découvert une succession de motifs qui devrait me permettre de localiser certaines personnes sur de grandes distances.

— Quel genre de personnes ?

— Celles qui se hasardent dans les ténèbres au-delà de l’encre.

— Les scribes, en d’autres termes ? »

Ederius secoua la tête. Il attrapa une grande boîte de pigments sur le coin de son bureau et la fit glisser devant lui. Izgard avait la sensation que le scribe arrangeait ses défenses.

« Non pas tous les scribes, sire, rectifia Ederius. Uniquement ceux qui s’adonnent aux anciens motifs et puisent dans le pouvoir du vélin.

— Comme la fille ? »

Ederius acquiesça. « Je crois être en mesure de la retrouver. Lorsqu’une personne passe de l’autre côté, dans les replis cachés sous l’encre, des traces de pouvoir s’accrochent à elle comme du pollen aux ailes d’un insecte. Je pense pouvoir peindre une enluminure qui fera briller sa piste. »

Tout excité, Izgard s’avança d’un pas. Ederius battit en retraite. « Beau travail, mon ami, le complimenta Izgard. De tous ceux m’entourent, tu es le seul que j’aime et qui jouisse de ma confiance. »

Un petit sourire triste étira les lèvres d’Ederius. « Je le sais, sire. »

À entendre la voix de son scribe, à voir la manière dont tout son corps se tendait loin de lui, Izgard s’interrompit le pied en l’air. Depuis combien de temps Ederius avait-il peur de lui ?

« Demain, je découvrirai où est la fille, annonça Ederius en brisant le cours de ses pensées.

— Et tu lui enverras les harras ?

— Si elle se trouve encore à Bay’Zell ou dans les environs.

— Et si elle était ailleurs, hors de portée de nos hommes ? »

Ederius ôta le carré de tissu qui recouvrait la Ronce d’or.

« Dans ce cas, je n’aurais qu’à me servir de ceux que je trouverais sur place. »

Fasciné par la Ronce, Izgard oublia complètement ses préoccupations antérieures concernant Ederius. « Tu peux changer d’autres personnes comme tu transformes les harras ?

— Je le crois. » Ederius poursuivit à voix basse. « La Ronce abrite d’autres démons pires que ceux que je lâche sur les harras.

— Lesquels ?

— Les gathelocs. »

Izgard frémit à ce mot, et frissonna de plus belle en écoutant Ederius lui donner une description de ces créatures. Lorsque leur entretien prit fin et qu’Izgard ordonna « Tue-la rapidement mais discrètement », le froid qui l’avait saisi était passé dans ses poumons, et son souffle formait un panache blanc.

 

Tessa marcha. Elle marcha à en avoir mal aux pieds, jusqu’à ce que les muscles de ses jambes soient tout endoloris et que la nuit prenne cette texture grumeleuse annonciatrice de l’aube. Elle ignorait où elle allait, ne savait même pas pourquoi elle marchait. Des gens la hélèrent plusieurs fois – des hommes, surtout –, mais dans l’ensemble les bonnes gens de Kilgrim la laissèrent en paix. Elle devait ressembler à une fille de la ville, supposait-il. Elle avait perdu son manteau depuis longtemps, sa robe était déchirée et elle portait une éraflure à l’épaule gauche, là où quelqu’un l’avait poussée contre l’encadrement de la porte dans la ruée hors de l’auberge.

Kilgrim était un labyrinthe sombre et trempé de pluie. L’eau gargouillait dans les collecteurs enfouis sous les pavés, ruisselait sur les murs, suintait à travers le mortier friable ; le trop-plein s’écoulait le long des caniveaux et giclait des gouttières en plomb. Des gouttes tombaient dans le dos de Tessa quand elle empruntait des passages voûtés, et des flaques scintillaient dans chaque renfoncement de la chaussée.

Il plut ainsi pendant une bonne heure au beau milieu de la nuit. Tessa en fut d’abord heureuse, car la bruine lui éclaircit les idées tout en vidant les rues des rares personnes encore debout. Mais l’eau s’infiltrait dans sa robe, et elle se mit à grelotter. Puis, alors même qu’elle venait de décider de se mettre à l’abri, la pluie s’interrompit, laissant Tessa irrésolue. Et depuis, elle marchait au hasard.

Quand la pluie s’éclaircit, Tessa se retrouva sans savoir comment devant l’auberge où Violante d’Arazzo les avait conduits. Le bâtiment était sombre et silencieux, fermé pour la nuit. Tessa s’approcha de la porte, mais, en levant la main pour frapper, elle sentit une odeur de violettes. Après plusieurs heures, l’air embaumait encore le parfum de D’Arazzo. Perdant soudain toute assurance, Tessa se détourna et s’enfuit.

Elle prit garde de ne plus tourner en rond après cela, et peu à peu, cela devint une sorte de jeu : elle ne devait jamais emprunter la même rue deux fois, ni faire demi-tour. Le jeu l’absorba à tel point qu’elle se surprit à effectuer de longs détours afin de découvrir ce qui se trouvait de l’autre côté d’un mur prometteur, ou à passer devant des inconnus à la mine patibulaire uniquement pour ne pas enfreindre ses propres règles en revenant sur ses pas.

Au fil de la nuit, le jeu s’enrichit peu à peu et Tessa se mit à compter ses pas, contourner les passages voûtés et ne jamais retomber deux fois sous la même ombre.

Elle savait que c’était de la folie, mais cela ne changeait rien. Au moins, pendant qu’elle jouait, elle pouvait remettre les décisions à plus tard et éviter de songer à Ravis.

Ravis... Non – Tessa emprunta une ruelle au hasard, la mettant au défi de s’achever en cul-de-sac –, elle ne voulait pas y penser.

Sa gorge lui faisait mal, et elle dut déglutir une fois ou deux pour la dénouer, mais le temps que les ombres de la ruelle l’engloutissent elle était une fois de plus absorbée par son jeu.

Sa griffure à l’épaule la lançait à chaque pas, et la durée qui séparait les élancements lui servait à apprécier son allure. À mesure que les ténèbres s’éclaircissaient et que le jour pointait, elle se mit à presser le pas. Elle n’avait pas encore parcouru toutes les rues, n’avait pas regardé derrière chaque passage voûté ruisselant, chaque mur bordé de mousse. Le regard fermement fixé sur les pavés, Tessa s’enfonça plus avant dans la ruelle, dans la pénombre et loin de l’aurore.

Un cul-de-sac la figea sur place. Un haut mur, deux fois plus grand qu’elle, lui barrait le chemin. En le voyant, Tessa sentit son cœur se serrer. Le jeu était fini. Elle allait devoir enfreindre toutes ses règles rien que pour regagner la rue.

Tessa pivota, s’adossa au mur et se laissa lentement glisser vers le sol. Elle était tout endolorie. Des muscles lui faisaient mal dans les mollets, les chevilles, les pieds, le dos, la nuque et les bras. Elle avait de nouveau la gorge nouée, et aucune déglutition ne parvenait à la soulager.

Le ciel s’éclaircissait d’instant en instant, dévoilant des bancs d’épais nuages grisâtres cinglés par des vents invisibles. Il allait bientôt se remettre à pleuvoir. Tessa sourit. La mère Emith n’avait pas menti en traitant la Maribane d’île froide et humide, faite pour ruminer.

Le menton posé sur les genoux, Tessa soupira. Que faire à présent ? Le jeu était fini, l’aube pointait et elle devait sortir de Kilgrim. L’endroit n’était pas sûr. Un frisson partit de ses chevilles et remonta tout son corps jusqu’aux épaules. Sa bouche s’ouvrit malgré elle sur un petit hoquet étranglé.

Qu’était-il advenu de Ravis ?

Tessa s’écrasa le front contre la rotule. Tout s’était déroulé si vite – des hommes armés avaient fait irruption dans l’auberge, demandant après Ravis de Burano, puis celui-ci était apparu sur le seuil, et ses premiers mots avaient été une mise en garde pour Violante d’Arazzo. Tessa avala sa salive avec difficulté. Il s’était inquiété pour Violante, et non pour elle.

Relevant la tête, Tessa prit une longue inspiration. À quoi s’attendait-elle ? Elle ne connaissait Ravis que depuis quelques semaines. Violante se comportait comme si elle le connaissait depuis des années. Ils avaient prévu de se retrouver à Mizerico. Et Violante était si belle... Tessa secoua la tête. On ne pouvait rivaliser avec une femme pareille.

Gênée par la tournure prise par ses pensées, Tessa revint à l’instant présent et se remit debout tant bien que mal. Elle devait encore se rendre à l’île Ointe. Cela au moins n’avait pas changé.

Elle s’était engourdie en restant accroupie. Sa plaie à l’épaule l’élançait davantage qu’elle ne croyait, et elle réalisa qu’elle avait froid. Jetant un coup d’œil dans la ruelle sur le chemin à refaire, Tessa s’obligea à réfléchir. Il lui fallait un manteau, de quoi se rafraîchir et manger, ainsi que quelqu’un pour lui indiquer le chemin de Port-Glas. Ravis se débrouillerait parfaitement tout seul, elle en était certaine. Il faudrait plus que six hommes en armes pour l’emporter sur lui. Par ailleurs, il avait Violante désormais.

Pendant qu’elle réfléchissait, Tessa sentit sa main trouver et se refermer sur la bourse à sa taille. Maintenant qu’elle ne jouait plus, il semblait dangereux de la laisser se balancer ainsi au su et au vu de tous. Elle la dénoua donc de sa ceinture, y préleva une pièce d’argent et deux d’or, puis la glissa dans l’échancrure de son corsage. Cette mesure de prudence l’aida à reprendre ses esprits, à se rappeler qui elle était. Prenant son courage à deux mains, elle se mit en marche vers l’entrée de la ruelle, violant trois de ses propres règles en un seul pas.

La Peinture De Sang
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